Anne Lechêne : Rompre l’isolement des enseignants pour développer du pouvoir d’agir et mettre en place la transition éducative

Dans son article, Anne Lechêne évoque la prise de conscience depuis plusieurs années de la nécessité d’une transition éducative dont les contours sont relativement consensuels. Elle évoque le défi actuel qui est la mise en pratique de cette transition. Une ébauche de solution concerne « l’empowerment » des enseignants notamment dans le cadre d’un travail collaboratif en réseau au sein de communautés apprenantes.

Rompre l’isolement des enseignants pour développer du pouvoir d’agir et mettre en place la transition éducative

« Enseigner exige la conviction de ce que le changement est possible » Paulo Freire1

L’appel à une transition éducative, porté avec une urgence particulière depuis les années 2000, s’affronte le plus souvent sur le terrain à un sentiment d’impuissance des acteurs : système écrasant, sentiment d’isolement, rétroactions systémiques … La question n’est plus « Que faire ? » – un certain consensus semble être trouvé sur le contenu du changement de paradigme en éducation. La question « Comment faire? », à l’échelle d’une personne motivée, qu’elle soit enseignant, éducateur, parent ou citoyen, reste ouverte. Nous faisons l’hypothèse qu’il ne suffira pas « d’appliquer sur le terrain » un nouveau corpus pédagogique défini par les sciences ou par un programme politique.

I – La transition éducative dans le mouvement citoyen de la Transition

L’évolution des paradigmes en matière d’éducation se meut avec une souveraine lenteur, sous l’influence de trois principaux facteurs. Le premier est le temps d’une vie de professeur ou de parent, comme le montrent deux rapides calculs : – Un professeur des écoles prenant son premier poste à la rentrée 2017 est né en 1994. Il ou elle enseignera à lire à des enfants qui passeront le bac entre 2030 et 2070 et qui resteront actifs jusqu’en 2110 pour les derniers. Son influence s’étend donc sur des comportements cognitifs et sociaux d’individus sur plus de 90 ans, soit trois générations. S’il devait s’inspirer des modèles d’enseignement de l’école de son enfance – dans laquelle il a performé – il pourrait se référer à son maître de Cours Préparatoire né entre 1940 et 1977. – Les parents ont un impact direct plus limité, sur deux générations : un jeune adulte devenant parent pour la première fois en 2017, à l’âge moyen de 30 ans, exercera sa parentalité sur une période de vingt à vingt-cinq ans par enfant. Son influence directe sur mettons deux enfants nés avec un écart d’âge de 4 ans, nous amène à 2042, soit une durée de 29 ans – une génération – impact que nous pouvons multiplier par 2 pour prendre en compte l’effet de répétition des modèles éducatifs, dont tout jeune parent a pu éprouver la puissance dans sa propre expérience de vie. Le temps dans lequel, à l’échelle d’une société, famille et école se réinventent est également un temps long. Il s’inscrit en profondeur dans le politique et l’évolution des mœurs, pour la famille. Pour l’école, il s’inscrit, comme le rappelle David R. Olson, dans le noyau régalien de l’action politique et dans sa propre culture institutionnelle, qui est de nature bureaucratique (2). Troisième et dernier facteur de stabilité, en tant qu’institutions conservatoires des valeurs, de la culture et de la reproduction sociale, la famille et l’école sont par vocation des « technologies sociales » peu tournées vers l’innovation, l’aventure ou le changement.

Réinventer l’art d’être un parent, un éducateur, un enseignant, est une ambition et un enjeu majeurs affirmés avec urgence et force depuis les années 2000

Depuis le début des années 2000, nous connaissons une lame de fond surfée par la génération culturelle des Millenials, appelant au changement de paradigme en éducation, invoqué pour s’aligner sur les nouvelles pratiques numériques de la société civile et/ou convoqué comme volet éducatif d’un changement de paradigme plus large, pour « changer d’ère » (3) au plus vite, afin de faire face à un danger planétaire d’effondrement climatique (4). Les nouvelles pratiques numériques ont bouleversé l’accès aux savoirs , mais aussi créé des situations d’échange et de construction collaborative de nouveaux savoirs . Les avocats du tout numérique à l’école, quelles qu’aient pu être au départ leurs motivations industrielles ou vision du monde techniciste ou positiviste, ont eu le mérite de montrer qu’un éléphant était entré dans la salle de classe : les enfants des années 2000 ont des pratiques d’apprentissage très extérieures à celles de l’école. Leur rupture avec un modèle d’enseignement scolaire transmissif basé sur la culture écrite, le travail individuel et la compétition est consommée (5). Un nouveau défi pour les professionnels de l’éducation est maintenant d’accompagner les jeunes dans un univers numérique informationnel caractérisé par de nouveaux concepts d’ « infobésité », de complotisme ou de « post-vérité ». S’agissant du péril écologique, l’enjeu et l’urgence est d’inspirer les vivants, toutes générations confondues, à co-construire des écosystèmes résilients, réconciliés avec la nature et plus humains, et désintoxiqués du paradigme industriel. Le mouvement de la Transition cherche à mettre en lien de multiples initiatives de par le monde (alimentation, énergie, éducation, agroécologie, transport, logement…), et au delà de la peur, à créer un nouvel imaginaire, capable de relayer consumérisme et rêve de Progrès de la société industrielle(6) . Le succès du film Demain(7) a donné de la visibilité en France a un mouvement qui est en marche partout dans le monde. Faire la (r)évolution(8) en éducation est un de ses plus forts enjeux. Sir Ken Robinson avait conclu son célèbre TEDTalk de 2006 Do schools kill creativity ? par ces mots : J’ai la conviction que notre seul espoir pour le futur est d’adopter une nouvelle conception de l’écologie humaine, une où nous commencerions à repenser notre conception de la richesse de la capacité humaine. Notre système éducatif a miné notre esprit de la même manière que nous avons épuisé la Terre : pour une ressource particulière. Mais pour le futur cela ne nous aidera pas. Nous devons repenser les principes fondamentaux de l’éducation de nos enfants, et voir leurs capacités créatives comme des richesses et nos enfants comme l’espoir qu’ils sont.(9) Pour co-construire des systèmes résilients inspirés du vivant, il faut enseigner et mettre en œuvre une pensée systémique de la complexité, favorisant l’émergence de l’intelligence collective, la coopération et des modes de gouvernance plus horizontaux(10).

Parallèlement, à partir des années 2000, des travaux exceptionnels dans le champ des neurosciences cognitives, affectives et sociales ainsi que dans le champ de la psychologie positive ont été mis au jour. Une bonne et une mauvaise nouvelle pour les professionnels de l’éducation comme pour les parents : les sciences viennent conforter des intuitions profondes sur le développement naturel de l’enfant, l’importance de la bienveillance, de la résilience et du bien-être et en même temps elles remettent en cause le bien-fondé de technologies éducatives aussi éprouvées que la définition de groupes d’âge homogènes et de programmes scolaires, le régime de la parole et du silence en classe, les notes, les punitions, sans parler de la condition sédentaire des élèves privés d’activité physique et de lien avec un environnement naturel… Parents et professionnels de l’éducation se trouvent ainsi mis en demeure par les chercheurs de se connecter à ces résultats pour réorienter leurs pratiques. A la rentrée 2016, le livre de Céline Alvarez Les lois naturelles de l’enfant(11), rendant compte de son expérimentation de trois ans dans une école maternelle de Gennevilliers, fait en France l’effet d’une bombe : « Aujourd’hui, les sciences du développement humain nous donnent les grandes lois universelles qui régissent l’apprentissage et l’épanouissement harmonieux de l’être humain. Ces lois exigent notamment que l’enfant apprenne par son activité autonome, au sein d’un environnement riche et sécurisant, avec des enfants d’âges différents, et guidé par un étayage individuel et bienveillant.(12) »

Changer de paradigme : génial et comment faire ?

Ces trois influences majeures sur le champ éducatif (pratiques numériques, mouvements citoyens de la transition, recherche scientifique) convergent donc sur l’appel à la mise en œuvre urgente d’un changement de paradigme en éducation, avec trois points majeurs :

– une centration sur l’apprenance, l’auto-détermination et les communautés d’apprentissage ;

– la prise en compte du socle émotionnel dans le développement du cerveau de l’enfant et dans ses apprentissages ;

– un appel au changement de posture de l’enseignant comme du parent, fondée sur la bienveillance et l’accompagnement individualisé ou différencié des enfants. Bien des précurseurs de ce changement de paradigme, depuis la fin du XIXe siècle, peuvent être cités : au plan pédagogique, les inventeurs des pédagogies actives ou de projet, John Dewey, Célestin Freinet, Maria Montessori, Rudolf Steiner ; dans le registre de la parentalité, on pense à Françoise Dolto ; dans le champ de l’éducation populaire, à Paulo Freire et aux démarches d’empowerment radical du monde anglophone(13). Ces précurseurs ont eu dans la plupart de leurs contextes des objectifs de transformation politique et sociale à travers le changement du mode d’éducation, et ont été plus ou moins intégrés dans la culture mainstream et les institutions, à vrai dire plutôt moins que plus. Aujourd’hui, cet appel convergent au changement de paradigme en éducation dépasse la dimension d’un mouvement alternatif ou expérimental, d’une avant-garde ou d’une contre-culture, il est devenu systémique et interpelle frontalement les institutions légitimes en charge – la famille et l’école – à entreprendre leur transition. Alors, parent, éducateur ou enseignant, on fait comment ?

II – Rompre l’isolement pour développer du pouvoir d’agir

La deuxième partie de cet article ne prétend pas répondre à la question posée, mais simplement poser comme un élément de réponse la démarche d’un parent, éducateur ou enseignant de se relier à une communauté d’acteurs pour entreprendre sa transition. J’insisterai sur la situation des enseignants, dont la pratique est particulièrement isolée dans le contexte institutionnel français. Deux séries d’observations personnelles étayent ce point.

La première provient de mon expérience professionnelle d’accompagnement d’enseignants investis dans l’appropriation d’outils numériques dans leur classe, une démarche associée à la recherche d’un changement de posture et de la mise en place de nouvelles situations d’apprentissage pour leurs élèves. Dans ce contexte, j’ai pu observer des établissements qui ont mis en place des dispositifs de partage de la pratique entre enseignants autour ce ces expérimentations innovantes.

La seconde provient de la recherche-action que je conduis dans le cadre du DU Acteur de la transition éducative, et en particulier de l’analyse du Forum d’un MOOC(14) qui a rassemblé 21000 personnes pendant dix semaines à l’automne 2016 sur la question « Comment améliorer l’éducation ». Le plus vaste MOOC qui se soit tenu à ce jour dans le monde francophone sur le thème de l’éducation a comporté plusieurs niveaux de collaboration et d’échanges entre apprenants, allant du forum de discussion à la constitution de groupes de pairs.

Un sentiment d’isolement destructeur de la capacité d’agir.

Sur l’un et l’autre de ces terrains, il m’est apparu que de solides motivations et efforts déployés dans une classe pour innover et expérimenter pouvaient assez rapidement s’épuiser et céder la place au découragement, dès lors que la personne n’a pas d’espace d’échanges et de soutien chaleureux et bienveillant. Par la suite, la personne, malgré son attachement à la notion de liberté pédagogique, peut éventuellement se protéger de nouvelles expériences déceptives en s’enfermant dans un système de croyance où rien n’est possible et tout est immuable. La perte du sentiment d’efficacité personnelle, de capacité d’agir, traduit une insatisfaction des besoins fondamentaux d’autonomie, de compétence et de sécurité. Le sentiment d’impuissance, tout comme le désaccord sur les valeurs, peuvent également conduire des enseignants à abandonner le métier, notamment dans les toutes premières années d’exercice. A l’inverse, des enseignants ayant la chance de bénéficier d’un environnement soutenant, incluant l’appartenance à une équipe ou un groupe de pairs au sein duquel échanger, ont été les promoteurs sur leur terrain d’innovations concrètes, qu’il s’agisse de pédagogie de projet, de classe inversée ou de communication non-violente.

Deux convictions sur le « Comment faire ? » sont largement partagées par les acteurs éducatifs engagés dans une démarche de changement de paradigme. La première consiste à souhaiter agir maintenant, là où l’on se trouve, plutôt que d’attendre une injonction donnée d’en haut. La seconde conviction est de vouloir développer ses compétences collaboratives, car « ensemble, on va plus loin »… et on respecte mieux ses besoins fondamentaux d’autonomie, de compétence et de sécurité, si l’on a pris le soin de se former. Apprendre à collaborer, se mettre en réseau De nombreuses initiatives de soutien à la transition éducative se sont développées en France ces dernières années en mode d’organisation collaboratif et en réseau, mettant l’accent sur le caractère systémique du changement de paradigme à faire advenir : le Collectif Ecole Changer de cap ; le laboratoire citoyen de recherche-action SynLab ; le projet Scholavie ; le Lab School Network ; le Printemps de l’éducation ; la campagne « (r)évolutionner l’éducation ? On le fait ! » et le MOOC du mouvement citoyen Colibris ; un réseau densifié d’écoles Montessori, l’apparition d’écoles démocratiques… Pendant ce temps, du côté institutionnel, si la refondation de l’école, les collèges connectés ou la mise en place des nouvelles ESPE n’ont pas semblé attacher une importance particulière aux compétences collaboratives des enseignants ou des élèves, la réforme des programmes du collège consacre, avec les EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires), des temps significatifs à la mise en place de travail interdisciplinaire et collaboratif. Avec quel accompagnement méthodologique ?

Principale Conclusion : Empowerment pour les enseignants

Les occasions d’échanger, de collaborer entre pairs sont pour les professionnels de l’éducation autant de chances de renouer avec leur sentiment d’efficacité personnelle et de capacité d’agir, comme dans les démarches d’empowerment portées par les mouvements d’éducation populaire. Ce parallèle entre développement professionnel des enseignants et méthodes d’éducation populaire n’est paradoxal qu’en surface. En effet, en faisant retour sur l’histoire de la notion d’empowerment, nous trouvons ses origines dans le monde anglo-saxon parmi des groupes sociaux dont les membres ont intériorisé au plan psychique une infériorité intrinsèque, une incompétence ou une illégitimité qui contribue à affaiblir la capacité à se penser comme sujet, à entrer en résistance et plus encore en auto-détermination de l’action. Au XXe siècle, ce sont les mouvements anti-colonialistes, le mouvement des droits civiques, les mouvements féministes, la lutte anti-apartheid, les mouvements d’éducation populaire qui ont été les territoires d’initiatives pour rendre aux personnes la conscience d’être un sujet disposant d’un pouvoir de contrôle sur sa vie, et un groupe social avec du pouvoir d’agir. « Enseigner exige la conviction de ce que le changement est possible » rappelle le radical pionnier de l’éducation populaire des adultes, Paulo Freire16. Au début du XXIe siècle, enseignants – mais aussi parents et simples citoyens désireux d’entrer en transition – se sont ajoutés aux groupes sociaux pour lesquels une démarche d’empowerment est capable d’être un vecteur de changement, pour autant qu’elle soit envisagée à l’échelle d’un groupe de référence (community) en même temps qu’à une échelle personnelle. Dans mon mémoire de recherche, j’ai choisi de prolonger l’enquête sur les groupes de référence (community) utiles au sein d’une communauté apprenante. Mon étude portera sur l’activité des groupes de pairs d’enseignants sur le MOOC Education de l’Université des Colibris. Elle cherchera à documenter les réponses apportées par des enseignants motivés et reliés, à la fameuse question : « Comment faire ? » et à les comparer aux pratiques mises en œuvre au sein de mouvements citoyens de transition.

Références

1 Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, Erès 2013 pour la traduction française, p. 91

2 David R. Olson, L’école entre institution et pédagogie, éd. Retz, 2005 pour la traduction française, pp. 312- 314 .

3 Forums Changer d’ère, depuis 2013, http://www.forumchangerdere.fr/ animés notamment par Joël de Rosnay.

4 Approaching a state-shift in Earth’s biosphere, revue Nature, 2012.

5 Voir le TED Talk de Sugata Mitra Kids can teach themselves (2007).

6 Rob Hopkins, Lionel Astruc, Le pouvoir d’agir ensemble, ici et maintenant, éd. Actes sud, collection Domaine du possible, 2015.

7 Demain, film de Cyril Dion, Mélanie Laurent, dec. 2015, 1 M d’entrées en salles en 12 mois

8 Voir la campagne La (R)évolution des Colibris (2013-2015) www.colibrislemouvement.org

9 Sir Ken Robinson, TEDTalk Do schools kill creativity ? 2016, 42 M de vues. https://www.ted.com/talks/ken_robinson_says_schools_kill_creativity?language=fr#t-1122320

10 Congrès mondial pour la pensée complexe, Paris, déc. 2016 https://www.reseau-canope.fr/congresmondial-pour-la-pensee-complexe.html

11 Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant, éd. Les Arènes, 2016.

12 Site de Céline Alvarez https://www.celinealvarez.org/notre-demarche Changer de paradigme : génial, et comment faire ?

13 Marie-Hélène Bacqué, Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, éd. La Découverte, 2015.

14 Massive Online Open Course autour de moi ? », proposé par l’Université des Colibris

15 https://colibris-universite.org/classe-education/wakka.php?wiki=Page

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