Marianne Tomi : Vers une école des capabilités

Marianne Tomi nous présente le concept de développement des capabilités et son intérêt pour la transition éducative en France. Les freins et les leviers à l’émergence de cette approche dans le secteur de l’éducation sont évoqués, ainsi que des éléments concrets de mise en application.

 

Vers une école démocratique : l’intérêt de l’approche par les capabilités

 

A la fin du film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake, le héros éponyme, qui n’a cessé de se cogner à l’image dévalorisée que lui renvoie le job center censé lui prodiguer l’attention et les droits attachés à sa vulnérabilité, adresse avec un CV une courte lettre en forme de manifeste pour la reconnaissance de sa dignité : « Moi, Daniel Blake, je suis un homme, pas un chien. Un citoyen – rien de moins et rien de plus. » Dans ce « Moi, Daniel Blake », il est question d’une lutte individuelle pour la reconnaissance de la dignité de l’être humain, de la valeur de ses expériences et de ses capacités, quel que soit le coup dur que celui-ci connaisse au cours de sa vie.

Au tout début de son parcours de vie, chaque enfant doit se voir garantir les conditions du développement de son potentiel et pouvoir trouver sa voie en faisant des choix réels. C’est le projet de tout système éducatif et pourtant, en dépit de la volonté des politiques publiques d’y parvenir, l’école française reproduit les inégalités socio-économiques et culturelles plus qu’elle ne les compense.

L’approche de l’éducation par les capabilités que nous allons présenter mérite d’être explorée parce qu’elle constitue une modèle théorique intéressant pour dépasser le paradigme de la justice sociale à l’école envisagée dans notre pays sous le seul angle de l’égalité des chances.

Elle a aujourd’hui quelque chose à nous dire et à nous inspirer sur le plan de l’action, si possible à tous les niveaux puisqu’elle est systémique (elle concerne l’évaluation des politiques éducatives publiques comme l’action de l’enseignant dans sa classe et l’action de l’élève). Sans prétendre couvrir tous ces champs, on essaiera ici, après une présentation des principaux concepts de cette approche[1] , de commencer à dégager quelques lignes d’action mobilisables par l’enseignant en tant qu’acteur engagé dans la transition éducative.

 

1 – Qu’est-ce que l’approche par les capabilités ? Que peut-elle avoir à nous dire sur l’action publique en matière d’éducation ?

 

  • L’ «approche par les capabilités (capabilities) ou les capacités » est un nouveau paradigme théorique forgé par l’économiste indien Amartya Sen en 1979 à propos du développement.

Cette approche originale se préoccupe de l’étendue des accomplissements et des cours de vie qu’un individu peut réellement atteindre parmi ceux auxquels il accorde de la valeur. On peut la formuler simplement à partir de la question que chacun se pose dans sa vie : « qu’est-ce que je suis réellement capable de faire et d’être ? » et « quelles possibilités me sont réellement offertes d’y parvenir ? ».

L’approche par les capabilités puise ses influences chez Gandhi et Tagore en Inde, et, tout autant dans la tradition occidentale chez Kant, Stuart Mill, Adam Smith, Karl Marx, T H Green, Ernest Barker et John Rawls, l’auteur de Théorie de la Justice (1971). Mais sa source la plus ancienne est Aristote qui accorde une grande importance à la capacité de choix de l’individu, articulée à une conscience de la vulnérabilité humaine, une conception qui a été prolongée sur son versant éthique par le stoïcisme (tout être humain est doté de dignité et mérite le respect, conception qui est au cœur du droit naturel ).

  • C’est une approche par les droits humains

L’approche théorisée par Sen a été introduite dans les institutions internationales traitant de bien-être, comme la banque mondiale et le PNUD mais elle est encore peu acclimatée dans les milieux éducatifs, une lacune que Martha Nussbaum, dans Capabilités, comment créer les conditions d’un monde plus juste, se propose de combler afin de jeter un regard différent sur les priorités de l’action politique publique pour assurer dignité et opportunités de développement à chacun.

Partant du concept développé par Sen dans Repenser l’inégalité et Un nouveau modèle de développement, elle s’empare de cette approche qui considère chaque personne comme une fin, se concentre sur le choix ou la liberté réelle en respectant la capacité d’auto – définition des individus. La capabilité est la possibilité créée par une combinaison entre des capabilités personnelles et un environnement politique, social et économique donné.

Martha Nussbaum introduit le concept de « dignité humaine fondamentale » dans lequel elle voit quelque chose d’inhérent à la personne qui demande à être développé et qu’elle lie à un effort actif et non à un apport passif. A partir de là, elle liste dix capabilités centrales universelles : la vie ; la santé du corps ; l’intégrité du corps ; les sens, l’imagination et la pensée ; les émotions ; la raison pratique ; l’affiliation ; les autres espèces ; le jeu ; le contrôle sur son environnement matériel et politique. Ces capabilités s’épaulent et deux d’entre elles, selon elle, jouent un rôle architectonique en cela qu’elles traversent toutes les autres : ce sont l’affiliation et la raison pratique. On y reviendra dans la partie 3.

L’approche par les capabilités est très proche de l’approche par les droits humains : les capabilités couvrent le même terrain que les droits dits de première génération (civiques et politiques) et de seconde génération (sociaux et économiques), ce qui rend cette approche consubstantielle de la démocratie. De fait, les constitutions des pays démocratiques contiennent généralement ces capabilités centrales et la justice sociale définit le seuil de leur assurance.

 

  • Son originalité consiste dans le dépassement d’une approche ressourciste pour s’intéresser à la manière dont chaque individu convertit les ressources qui lui sont fournies et à la liberté de choix dont il dispose réellement.

Comment définir ce seuil et, surtout, comment assurer qu’il soit atteint réellement au niveau de chaque individu, sachant la diversité des individus et de leurs conceptions du bien-être, de la vie bonne et de la réussite – conceptions qui sont elles-mêmes sujettes à évoluer dans le temps ?

L’approche par les capabilités est originale parce qu’elle ne se centre pas seulement sur les moyens (ressources) distribués aux structures et aux individus comme dans une approche ressourciste classique mais qu’elle prend aussi en considération la manière dont les individus peuvent effectivement convertir les ressources en fonctionnements de valeur (functionning). Sen introduit là deux leviers capitaux pour l’action publique et son évaluation : la notion de « facteur de conversion » et celle d’étendue des libertés réelles de choix dont les individus disposent, c’est-à-dire l’espace des possibles.

La prise en considération des facteurs de conversion dans une politique éducative revient donc pour celle-ci et pour tous les acteurs qui y interviennent à réfléchir sur la capacité différente de chaque élève à convertir une ressource pédagogique (un contenu d’enseignement) en apprentissage réel. Il est nécessaire de distinguer trois types de facteurs de conversion pour agir sur les trois leviers d’action si l’on veut étendre l’espace des possibles de l’élève :

  • des facteurs individuels de conversion: les dispositions, les processus cognitifs diffèrent d’un individu à l’autre (rythme, style, intensité…) ;
  • des facteurs sociaux de conversion: le rapport au savoir n’est pas le même selon le groupe social d’appartenance ; de plus, l’espace des possibles peut être fortement modelé, voire formaté par les croyances et les aspirations du milieu dans lequel un individu se construit (que l’on pense à l’incidence des représentations genrées qui pèsent sur le comportement, l’ambition et l’orientation des filles) ;
  • des facteurs environnementaux de conversion: certains établissements scolaires ou, au niveau géographique, certains bassins éducatifs ou territoires font mieux réussir les élèves en mettant en place des environnements capacitants (voir ce qu’on appelle l’effet établissement, l’effet maître et qu’il faut mesurer, mais aussi la notion de « territoire apprenant »).

Avec la notion d’étendue des libertés réelles de choix, Sen pose la liberté de choisir et d’agir comme étant une finalité et non un instrument : c’est toute la différence entre une politique qui distribue de la nourriture aux gens et une politique qui leur donne le choix en matière de nutrition. Transposée dans le domaine de l’éducation, cette conception pourrait être illustrée au moyen du proverbe : « Ne me donne pas un poisson, apprends-moi à pêcher ».

 

2 – En quoi l’approche des capabilités pourrait-elle nous amener à repenser la politique publique en matière d’éducation en France ? Pourquoi tarde-t-elle à y être acclimatée ?

 

  • En France, l’approche par les capabilités est discutée en économie, en philosophie politique et en sociologie de l’éducation mais elle est encore peu acclimatée dans le système éducatif

Tout se passe comme si l’éducation nationale française constituait à la fois un terreau favorable au développement de l’approche par les capabilités et que dans le même temps, elle lui tournait le dos obstinément. Il y a là un paradoxe à interroger en en étudiant les raisons :

Ainsi, les sociologues de la justice scolaire (François Dubet, Marie Duru-Bellat) et les pédagogies de l’éducation populaire, elles-mêmes proches de l’économie sociale et solidaire sont en convergence forte avec l’approche de Sen. Or, en tant que « système » institutionnel, l’éducation nationale, alors même que de réforme en réforme, elle poursuit la visée de la justice scolaire et la réduction des inégalités, présente une divergence forte qui fait obstruction. Notre hypothèse est qu’elle s’en sépare pour trois raisons :

  • parce qu’elle continue à se référer au modèle d’une école républicaine centralisatrice et dirigiste,
  • parce que son approche est de type ressourciste,
  • parce qu’il manque dans la nation un accord social large sur la visée de l’école.

 

  • Le modèle de la méritocratie républicaine fait obstacle à l’approche par les capabilités

Méritocratie ?

Le modèle qui continue de fonctionner en France est la priorité implicite accordée à la mission de l’école d’opérer une sélection méritocratique des élites, ce qui rend toute autre finalité secondaire ou impraticable comme le démontre le récent rapport de France Stratégie Quelle finalité pour quelle école ? (2016, disponible en ligne). Ce faisant, ce modèle a un coût considérable qui est celui des inégalités, de la relation défavorable que l’école noue avec les élèves des classes populaires éloignées des normes scolaires implicitement valorisées (l’extériorité, la distanciation) et, finalement, de l’orientation subie, de la violence scolaire et du décrochage.

Ecole de la République vs école démocratique

La référence fréquente faite à l’élève comme à un citoyen en formation est à double tranchant. Ce qui a représenté une avancée émancipatrice dans la constitution de l’école laïque sous la Troisième République, en créant un rempart contre l’Eglise catholique et la Famille, est à consolider et pour autant ne doit pas constituer un dogme sous peine de figer l’école dans une obédience à un modèle autoritaire coupé des moyens d’atteindre ses propres idéaux et partiellement vidé de sens. Cette référence a été renforcée dans la loi du 8 juillet 2013 de « refondation de l’école de la République » qui comporte la création d’un enseignement moral et civique et elle s’est empreinte d’une soudaine gravité après les attentats de janvier 2015 avec la grande mobilisation pour les valeurs de la République. Si cette mobilisation a eu le mérite de remettre la question du sens de la transmission et de l’engagement au cœur du métier, elle ne doit pas faire l’économie d’une réflexion sur le régime de sens et la nature de l’engagement permanent nécessaire pour faire vivre celui-ci et le partager avec les élèves. Faute de quoi, elle pourrait tomber sous la critique exprimée par Ruwen Ogien dans La guerre aux pauvres commence à l’école : sur la morale laïque (2013) : souligner la disqualification des plus vulnérables, coupables de n’être pas d’aussi bons républicains que l’école leur offre de l’être.

De ce point de vue, on peut souscrire à la critique adressée à l’école républicaine par le sociologue Alain Touraine dans le chapitre « Pour une école plus démocratique que républicaine » de son dernier ouvrage Le nouveau siècle politique : l’école échouera à réduire les inégalités si elle se donne pour but principal de « former des esprits citoyens et patriotes » au lieu de se donner celui de former « des esprits libres, créatifs et tolérants » et de se mettre « au service de la raison et de la pensée qui nous permettent de communiquer entre nous et de nous comprendre ». Rappelant que « c’est une des fonctions principales de l’école démocratique d’assurer la participation réelle de tous aux droits fondamentaux », Alain Touraine converge avec l’approche par les capabilités : celle-ci est affaire de démocratie dans l’école, de pluralisme en matière de valeurs et d’une attention au développement du sujet et de la subjectivité.

  • Un modèle largement ressourciste

L’histoire de l’école en France depuis un siècle relève majoritairement d’une approche ressourciste centrée sur les moyens et leur distribution avec la mise en place de l’égalité d’accès à l’école (l’obligation scolaire) puis de l’égalité des chances (le collège unique) et, pour ainsi dire, de l’égalité des résultats (le socle commun de connaissances, de compétences et de culture, 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat). Elle a ainsi réussi la massification de l’éducation dans les années 1980 et, depuis, s’est attachée à des dispositifs de redistribution pour relever le défi de la justice scolaire, avec des mesures compensatoires destinées à « donner plus à ceux qui ont moins » comme l’éducation prioritaire, dans un contexte de plus en plus difficile.

Dans les faits, ces réformes n’ont guère fait reculer les inégalités si bien qu’il pourrait être intéressant, aujourd’hui, de compléter cette approche ressourciste redistributrice – par ailleurs tout à fait nécessaire pour limiter les effets du marché – par une approche différenciée centrée sur les facteurs individuels, sociaux et environnementaux de conversion des ressources.

  • Educabilité < capabilité

La refondation de l’école inscrite dans la loi du 8 juillet 2013 et les textes qui en procèdent vont-ils suffire à corriger la pente en posant le postulat de l’éducabilité de tous les élèves et en prônant une école inclusive et bienveillante ?

Nous craignons que le mot, pourtant fort, d’éducabilité soit insuffisant : en effet, l’éducabilité peut rester l’otage d’une conception qui assujettit l’élève au maître, comme le note Philippe Meirieu : « le principe d’éducabilité peut, on le sent bien, être porteur de préoccupantes dérives : on sait ce qu’il advient quand on se donne pour objectif d’éduquer « quoi qu’il en coûte »: la violence n’est pas loin, l’exclusion parfois, la « rééducation » de temps en temps. Le piège, en Education, c’est de confondre la formation d’une personne et la fabrication d’un objet, de ne pas supporter que l’autre nous échappe, se récuse… et d’abandonner le principe d’éducabilité quand l’autre ne nous paye pas des efforts que l’on a fait pour lui par sa reconnaissance, sa soumission ou sa réussite. Le vrai pari éducatif c’est celui de l’éducabilité associé à celui de la non-réciprocité: tout faire pour que l’autre réussisse, s’obstiner à inventer tous les moyens possibles pour qu’il apprenne mais en sachant que c’est lui qui apprend et que, tout en exigeant le meilleur, je dois me préparer à accepter le pire… et surtout à continuer à exiger le meilleur après avoir accepté le pire. » (www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/educabilite.htm).

Ce que le concept de capabilité ajoute à celui d’éducabilité, c’est la reconnaissance de la liberté qui revient à l’élève comme étant la condition et le moteur même du développement de son potentiel – ce que Meirieu évoque dans la possibilité de la non-réciprocité. L’approche par les capabilités postule la reconnaissance de l’élève comme un sujet qui, dès le petit âge, prend des décisions et fait des choix, en étant soutenu par l’enseignant pour accéder à la conscience qu’il n’est pas « l’objet » de la transmission mais l’acteur de l’apprentissage et, plus encore, l’auteur de l’apprentissage, ce qui correspond à une position d’« agent » et fait signe vers l’ « agentivité », ce concept introduit par le psychologue américain Albert Bandura qui recouvre la capacité des individus à être des agents actifs de leur propre vie, exerçant un contrôle et une régulation de leurs actes.

On le voit, l’approche par les capabilités constitue un modèle novateur pour le système éducatif français parce qu’elle nous amène à revisiter de fond en comble, sans tabou, les croyances et les représentations culturelles dominantes et souvent implicites sur lesquelles notre modèle repose.

 

3 – Sur quelles actions concrètes peut-on fonder une pédagogie centrée sur le développement des capabilités des élèves ? Quels leviers activer ? Sur quelles focales se concentrer ?

 

Quittons à présent le cadre théorique de l’approche des capabilités et sa confrontation – en affinités comme en différences – avec le cadre de l’éducation nationale français pour essayer de répondre aussi concrètement que possible à la question suivante, du point de vue de l’enseignant que nous sommes : comment puis-je favoriser et soutenir quotidiennement le développement des capabilités de chaque élève, lui donner le sentiment qu’il est réellement capable de faire et d’être ?

L’adoption de l’approche par les capabilités suppose d’abord de renoncer à l’illusion de toute puissance de l’enseignant pour instaurer une relation pédagogique à égale dignité entre l’enseignant et l’élève et faire de la liberté de celui-ci la finalité de l’éducation, non pas lointaine mais incarnée ici et maintenant dans des actes qui lui permettent d’accéder à celui qu’il est, auteur de sa propre transformation par l’effort d’apprendre.

On pourrait repartir des 10 capabilités centrales listées par Martha Nussbaum pour essayer de les traduire chacune en termes éducatifs et pédagogiques mais à ce premier stade, nous préférons nous en affranchir provisoirement pour bâtir un abécédaire personnel lacunaire qui pourra être complété ultérieurement ou, pourquoi pas, faire l’objet d’un travail collaboratif réunissant tous les membres du D.U Acteur de la transition éducative qui le souhaitent :

Affiliation

L’affiliation est présentée par Martha Nussbaum comme une capabilité architectonique, traversant les autres. Elle la définit comme la capacité de chacun « à vivre avec et pour les autres, de reconnaître et d’être attentif à d’autres êtres humains, de prendre part à différents types d’interactions sociales, d’être capable d’imaginer la situation d’autrui ». Cette capacité est proche de la compétence psycho-relationnelle. Elle constitue un gisement sous-exploité dans l’éducation française car, dans le second degré, elle est battue en brèche par une représentation dominante du « bon élève » construite sur un modèle compétitif et individualiste qui met les élèves en concurrence selon un classement hiérarchique cohérent avec la distribution des places dans la société néolibérale. Cultiver l’affiliation en classe, c’est développer l’empathie, la qualité de l’écoute réciproque, célébrer le sentiment d’appartenance, favoriser les interactions de toute sorte, notamment celles qui font éprouver une interdépendance positive entre pairs (entraide, coopération et collaboration). C’est aussi inviter en classe ce qui relie chaque élève à une communauté plus large, faite de figures qui comptent, réelles ou imaginaires (des héros), et qui l’inscrivent dans une chaîne intergénérationnelle (par exemple à travers des interviews, des récits, des legs familiaux ou des objets muséographiques).

 

Autonomie

L’autonomie n’est pas un instrument mais une finalité – liée à l’émancipation – de l’éducation. On n’y prépare pas les élèves du bout des lèvres comme à un état qu’ils atteindront enfin à leur maturité au-delà de l’école mais on en fait une donnée permanente de la vie de la classe avec laquelle compter : à moi de poser le cadre, de le sécuriser et d’intervenir par des feedbacks réguliers ou en offrant un soutien lorsqu’un élève ou un groupe en expriment le besoin, mais il est important qu’à chaque cours, les élèves puissent – individuellement et collectivement – s’auto-organiser et s’auto-réguler sur une activité donnée, voire un projet, et que je leur accord le temps nécessaire pour le faire sans les interrompre.

Choix

L’exercice de la liberté réelle par le choix entre plusieurs options est conforme à l’invariant pédagogique n° 7 de Freinet : «  Chacun aime choisir son travail, même si ce choix n’est pas avantageux ». L’exercice du choix, avec ce qu’il suppose de délibération sur le choix et, éventuellement, de négociation avec un camarade ou les pairs et d’argumentation, y compris d’opposition avec l’enseignant, est fondamental. Il est la condition même de l’intérêt de l’échange, du débat et de la motivation d’apprendre. Si je choisis systématiquement à la place des élèves ce qui est « bon pour eux », je les empêche de grandir et de s’émanciper (c’est un des risques de l’éducabilité souligné par Meirieu lorsqu’elle se fait prescriptrice).

Savoir

Coopération

La coopération (cf Affiliation) entre les pairs et entre l’enseignant et les élèves doit être lue selon l’approche par les capabilités comme un puissant facteur de conversion de ressources en apprentissages réels : premièrement, je peux l’utiliser pour mutualiser, donc égaliser et répartir le « patrimoine » (de talents, de savoirs, d’intérêts) dont dispose collectivement la classe ; deuxièmement, je peux l’utiliser de manière ciblée en formant des binômes d’élèves pour soutenir la conversion de ressources de manière croisée (tutorat, cordée de réussite, mentorat) ; troisièmement, je peux faire fructifier le potentiel de chacun et de tous dans un travail de groupe selon une dynamique d’intelligence collective (1+1 = 3), par exemple dans un projet ou une résolution de problème complexe.

Confiance

Différenciation

La différenciation est décidément l’outil par lequel je peux soutenir la conversion individuelle des ressources par chaque élève : à moi de présenter un objet d’enseignement de différentes façons pour en faciliter la compréhension par différents élèves, et de prévoir un dispositif pédagogique différencié (au niveau des méthodes, des tâches, de la durée, de l’intensité) pour que chacun puisse progresser et réussir à sa mesure.

Ecoute et expression

Expérience

L’école est là pour faire des expériences – au sens expérimental et expérientiel – de la vie et, ainsi, élargir l’étendue du champ des possibles que chaque élève pourra choisir immédiatement ou à un moment ultérieur dans son cours de vie. Chaque cours peut être préparé et mis en œuvre comme une expérience – un essai sur lequel on s’entraîne, un brouillon qu’on remet sur le métier pour l’améliorer au cours suivant (importance et valorisation des traces intermédiaires d’un travail, des reprises). C’est l’esprit même de la pensée design. Et en même temps, je dois veiller à prendre en compte l’expérience propre à chaque élève, lui donner l’occasion de la relier à l’objet travaillé en classe en relatant un élément de son parcours de vie, une réussite. Il est important d’inviter les élèves à dépasser le cadre strictement scolaire d’une activité pour valoriser, comme le souhaite Alain Touraine, « l’histoire et les projets personnels de chacun » (op. cit. p 115). Cette question de l’accueil de l’expérience personnelle de chaque élève me paraît centrale pour fonder un projet pédagogique qui transforme à son tour l’école en profondeur. Elle implique de cesser de considérer l’élève à travers le filtre qu’on appelle le « métier d’élève » comme un futur citoyen et comme un futur travailleur ou chômeur conforme aux cadres préexistants d’une organisation sociale, politique et économique héritée de la société industrielle. Car l’école du XXIème siècle devrait tendre, pour le dire avec Alain Touraine, « à la subjectivation, à la transformation de l’élève en créateur ou en apprenti créateur, de plus en plus conscient que la condition humaine ne relève ni d’un destin historique ni d’un quelconque droit naturel mais d’une capacité et d’une volonté d’action créatrice et transformatrice. » (op. cit. p 119). Par conséquent, l’école est l’occasion de faire expérimenter intensément à l’élève à tour de rôle, dans la diversité des matières, des rôles de créateur, chercheur, entrepreneur, artiste, journaliste, ingénieur.

 

Intégrité physique et émotionnelle

 

Jeu (à rapprocher de créativité)

 

Ouverture des possibles

 

Participation

 

Raison pratique

 

Respect et reconnaissance

Il s’agit de poser les bases éthiques et sociales du respect et de la non-humiliation, de conforter l’estime de soi de chaque élève en le traitant avec dignité, comme un être dont la valeur est égale à celle des autres. Cela suppose que je veille à ne pas émettre un jugement blessant, à ne pas froisser la susceptibilité – souvent vive – d’un élève (il ne doit pas perdre la face, se sentir humilié), à ce que je prenne des dispositions pour interdire les vexations entre élèves et les discriminations. Il y a toujours de la part de chaque élève une aspiration légitime à être reconnu positivement par l’enseignant pour ce qu’il est (Moi, Daniel Blake…). Si on l’oublie, notamment envers un élève turbulent, voire violent, on risque de saper la possibilité présente et à venir que l’élève développe ses capabilités.

Conclusion

En amorçant cet abécédaire des capabilités à développer à l’école, j’ai ressenti à quel point la réforme actuelle de la scolarité obligatoire – avec l’approche par compétences, le développement de la pédagogie de projet, le travail personnel de l’élève, les enseignements pratiques interdisciplinaires, le nouveau livret et le nouveau brevet des collèges – était peut-être bien en train de transformer silencieusement le système éducatif dans le sens d’une approche par les capabilités.

A condition bien entendu que les enseignants recouvrent plus d’autonomie et qu’ils soient soutenus, eux aussi, par un environnement réellement capacitant – ce qui suppose une dynamique positive de travail en collectif et en réseaux entretenue par les chefs d’établissement, les formateurs et les inspecteurs, et, plus globalement, une politique de ressources humaines qui leur (r)ouvre l’étendue des possibles. Qui sait ?

En tout cas, pour les acteurs de la transition éducative, le modèle alternatif de l’approche par les capabilités ne peut que gagner en pertinence et en puissance tant il entre en affinité avec les méthodes et les valeurs de l’éducation populaire enrichis par l’ensemble des outils de l’intelligence collective expérimentés dans le cadre du D.U. – l’enquête appréciative, la pensée design, le co-développement …

Cela ne saurait être un hasard car la convergence des transitions – numérique, climatique, politique, économique, éducative – est porteuse d’un changement de paradigme qui repose sur un nouveau modèle de développement humain.

Références

NUSSBAUM Martha, Capabilités – Comment créer les conditions d’un monde plus juste, éd. Flammarion, collection Climats, Paris, 2012 pour la traduction française ;
SEN Amartya, Repenser l’inégalité, éd. Seuil, Paris, 2000 pour la traduction française ;
TOURAINE Alain, Le nouveau siècle politique, Seuil, Paris, 2016.

[1] Par commodité, j’avoue m’être référée à l’ouvrage de Martha Nussbaum, une philosophe américaine collaboratrice d’Amartya Sen, parce qu’elle se propose de diffuser l’approche par les capabilités auprès d’acteurs des politiques publiques en dehors du champ de l’économie dans Capabilités, comment créer les conditions d’un monde plus juste.

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